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Individualisme

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Le terme « individualisme » est largement usité de nos jours, pour signifier parfois des choses bien différentes. Bien que ses idéaux de liberté, d’autonomie, d’égalité morale, d’originalité, d’authenticité et, plus généralement, de réalisation de soi sous-tendent la plupart de nos théories morales contemporaines, on remarque aujourd’hui qu’il prend, chez beaucoup de gens, une connotation péjorative. La « société va mal » ? C’est parce qu’elle est trop individualiste. Pas assez de justice sociale, de solidarité ? La faute aux gens qui sont « individualistes ». Pourtant, le plus souvent, l’individualisme tant décrié l’est parce qu’on ne sait pas, finalement, de quoi il s’agit. L’idée de cet article est de donner un bref aperçu de ce qu’il faut entendre par « individualisme », ainsi que de remettre en question quelques préjugés persistants le concernant.

 

Qu’est-ce que l’individualisme ?

 

Concernant le terme « individualisme », Raymond Boudon fait une distinction entre trois théories individualistes indépendantes les unes des autres (c’est-à-dire que l’adhésion à l’une d’elle n’implique pas l’adhésion aux deux autres) : l’individualisme éthique (ou moral), l’individualisme sociologique et l’individualisme méthodologique. « Au sens de l’éthique, l’individualisme est une doctrine qui fait de la personne – de l’individu – un point de référence indépassable. “Individualisme” en ce sens s’oppose notamment à “collectivisme” » [Boudon, 1986, p. 45] [1].

« Au sens sociologique, on dit qu’une société est individualiste lorsque l’autonomie consentie aux individus par les lois, les mœurs et les contraintes sociales est très large » [Boudon, 1986, p. 45]. Par opposition, une société sera considérée comme holiste si l’idéologie qui la sous-tend « valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain » [Dumont, 1985, p. 303]. Enfin, « le principe de l’ “individualisme méthodologique” énonce que, pour expliquer un phénomène social quelconque […], il est indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés par le phénomène en question, et d’appréhender ce phénomène comme le résultat de l’agrégation des comportements individuels dictés par ces motivations » [Boudon, 1986, p. 46]. L’individualisme méthodologique s’oppose au « holisme méthodologique » qui, pour expliquer un phénomène social, « part de la société globale et non de l’individu supposé donné indépendamment » [Dumont, 1985, p. 303] [2].

Pour ma part, dans cet article, je traiterai exclusivement de l’individualisme moral que je nommerai, dorénavant, tout simplement « individualisme ». C’est en effet celui-ci qui est généralement conspué. Le cas échéant, je signalerai au lecteur lorsque j’entends par individualisme un autre type de théorie.

 

Pris dans un sens large, l’individu est « une entité par soi, qui peut être comptée, qui possède des frontières et une identité à travers le temps, et qui en outre est souvent unique. Une pierre, une table, une voiture ou encore une grenouille peuvent, en ce sens, être des “individus” » [Ludwig et Pradeu, 2008, p. 7]. L’individualisme moral se restreint, au départ, aux individus humains. A moins que je ne précise le contraire, lorsque je ferai mention d’ « individu » je ferai donc exclusivement référence à l’individu humain.

Dans les grandes lignes, l’individualisme est une théorie morale qui consiste à défendre l’idée que tous les droits et obligations moraux dérivent de l’individu et qu’il est le seul à pouvoir concevoir et poursuivre des biens moraux. Ainsi, un individu n’a aucune obligation envers une quelconque entité abstraite (telle que Dieu) ou une quelconque entité collective. Les seules obligations qu’il a sont envers d’autres individus. Un individu pourrait devoir se soumettre à une entité collective, mais uniquement si ce devoir est en relation avec une obligation concernant d’autres individus. L’individu en question ne se soumettrait pas à l’entité collective parce que c’est une entité collective, mais parce que c’est là le moyen de réaliser l’obligation qu’il a envers d’autres individus.

Pour le dire plus simplement, l’individualisme défend l’idée que c’est l’individu qui compte avant tout, et, avec lui, son autonomie, sa liberté, son bien-être etc. A priori, l’individualiste refuse l’idée, par exemple, que l’individu se soumette à l’Etat parce que ce dernier aurait un droit, en tant qu’entité collective, de le soumettre. Aucune entité collective, en tant qu’entité collective, ne peut légitimement contraindre l’individu. En revanche, l’individualiste accepte tout à fait l’idée qu’il se soumette à l’Etat, ou toute autre entité collective, si cela réalise certaines obligations qu’il a envers d’autres individus. Pour ne donner qu’un exemple, si l’individualiste accepte de payer un impôt, dont l’argent servira entre autre à alimenter des aides sociales pour les plus démunis, ce n’est pas parce que l’Etat, en tant que tel, a un droit à prélever un impôt, mais parce que l’impôt sert certains individus [3]. En revanche, si un jour l’impôt perd toute utilité pour les individus, ces derniers ne sont plus obligés de le payer sous-prétexte que l’Etat l’exige. L’Etat ne peut l’exiger que si cela sert effectivement les individus.

On pourrait distinguer de cette version de l’individualisme un individualisme plus modéré, qui consisterait à dire que certaines entités abstraites ou certaines entités collectives peuvent légitimement rechercher certains biens. Toutefois, si, par exemple, le bien d’une entité collective venait à se confronter au bien d’un individu – la réalisation de l’une empêche la réalisation de l’autre –, dès lors, c’est systématiquement le bien de l’individu qui devrait l’emporter. Cette version de l’individualisme est tout à fait compatible avec, par exemple, le collectivisme modéré de Keith Graham [Graham, 2002, pp. 93 ; 96-97] [4].

S’il existe un collectivisme modéré, cela signifie qu’il existe plusieurs versions du collectivisme moral. La version la plus extrême consisterait à dire que tous les droits et obligations dérivent des entités collectives et que seules de telles entités peuvent concevoir et poursuivre des biens moraux. Par exemple, une entité collective telle que l’Etat aurait un droit absolu sur l’individu, tout simplement parce que ce dernier ne serait pas considéré comme étant apte à poursuivre un bien quelconque. Une version moins extrême, mais tout aussi peu séduisante, consisterait à dire que les individus aussi bien que les entités collectives peuvent poursuivre certains biens, mais que les biens des entités collectives l’emportent systématiquement sur ceux des individus. Autrement dit, si le bien de l’individu entre en « concurrence » avec le bien d’une entité collective, c’est systématiquement cette dernière qui l’emporte. Enfin, dans une version intuitivement plus acceptable, les individus aussi bien que les entités collectives peuvent poursuivre certains biens : dans certains cas, c’est le bien de l’entité collective qui l’emporte, dans d’autres, celui de l’individu.

 

Trois préjugés

 

A présent que nous avons quelque peu éclairci la notion de base de l’individualisme, il est important d’écarter trois préjugés qui sont systématiquement accolés à ce dernier.

Premièrement, l’individualisme n’est pas l’équivalent de la théorie égoïste normative. L’égoïsme normatif estime que tout individu doit se comporter en égoïste, c’est-à-dire qu’il doit se comporter uniquement en fonction de ses intérêts propres. Mais l’individualiste ne soutient pas cette position. Alors que l’égoïste décrète que « seul moi compte », l’individualiste déclare que « seul l’individu compte », entendant par là que tout agent considéré comme étant un individu possède une valeur égale aux autres. Ainsi, l’individualisme moral – tout comme l’égoïsme normatif – défend les biens modernes individuels tels que l’autonomie, la liberté, l’authenticité, le bien-être, la réalisation de soi, mais défend en même temps, au contraire de l’égoïsme, le droit égal qu’a chaque individu de les atteindre. Bien entendu, l’individu a le droit, dans de nombreuses circonstances, d’agir en fonction de son intérêt – d’agir en égoïste. Mais, d’une part il ne le doit pas et, d’autre part, il peut lui être refusé d’agir de la sorte dans certaines circonstances – notamment lorsque son action va à l’encontre du bien d’un autre individu ; par exemple, lorsque son action viole le principe d’égalité morale [5].

Le second préjugé à éviter est celui qui consisterait à dire que l’individualisme pousse l’individu à être indépendant au point de devenir un être antisocial, qu’il pousse l’individu à mener la vie la plus solitaire possible, en dehors de toute société. Au contraire, l’individualisme veut servir de base pour penser une relation moralement acceptable au sein d’une communauté (ce qui n’empêche pas, à l’inverse que, s’il le désire, l’individu peut vivre en ermite). La plupart des individus ont besoin des autres et désirent vivre en société. En même temps, ils veulent réaliser leurs différents désirs, vivre en fonction de leurs intérêts et de leurs croyances. L’individualisme tente d’être une théorie qui permette à l’individu de vivre en société, en compagnie de ses semblables, sans pour autant qu’il subisse de violations de ses droits et tout en lui donnant la possibilité de s’épanouir pleinement.

Enfin, le dernier préjugé qui peut survenir à propos de l’individualisme est le suivant : on a souvent tendance à considérer que, parce que quelqu’un soutient une position morale individualiste, ce dernier soutient également – ou doit soutenir pour être cohérent – une thèse ontologique atomiste de l’individu, c’est-à-dire la thèse selon laquelle les individus peuvent se construire et se penser en tant qu’individus de manière solitaire, sans avoir un quelconque rapport avec d’autres individus. Or, si cette thèse s’avérait être fausse, dès lors, je ne pourrais plus soutenir la théorie morale individualiste. Philip Pettit a montré, dans son important ouvrage The Common Mind [1996 ; voir aussi 2004], qu’il est possible de concevoir l’individu comme étant autonome, ou, en tout cas dans un premier temps, comme étant capable de mettre en œuvre une intentionnalité individuelle, sans que cela ne nous force à le concevoir comme se constituant de façon solitaire. Penser un individu comme étant un être doué d’intentionnalité ne nous oblige pas à nier la thèse ontologique inverse de l’atomisme – la thèse holiste [6]. Bien que l’individu se construise grâce à la relation avec l’autre – et qu’il ait besoin de cette relation pour se construire –, cela ne nous empêche pas de le penser comme étant un centre de pensée intentionnelle et autonome. On peut donc être individualiste et soutenir une thèse ontologique holiste.

Pour résumer, l’individualisme est une position morale qui tente de défendre farouchement l’individu, aussi bien contre les dérives collectivistes que contre les dérives égoïstes. En effet, comme nous l’avons vu, l’individualisme n’est pas l’équivalent de l’égoïsme. Alors que l’égoïste ne se soucie que de son être propre, l’individualiste porte une égale considération pour chacun. De plus, être individualiste ne signifie pas être asocial, ni penser que l’individu peut devenir un être autonome et responsable sans l’aide des autres. Simplement, il défend clairement les droits de chaque individu vis-à-vis des entités collectives parfois envahissantes, aussi bien que vis-à-vis de l’autre, parfois par trop égoïste. Dans la mesure où il existe un collectivisme modéré, je n’ai pas démontré ici que l’individualisme l’emportait forcément sur cette théorie. En revanche, il est clair qu’il faut cesser de confondre individualisme et égoïsme – ce que la plupart des gens font, finalement, lorsqu’ils attaquent cette théorie. Contrairement à ce que l’on pense, l’individualisme est peut-être même la théorie la plus apte à défendre l’individu.

 

Bertrand Cassegrain

Bibliographie

BOUDON Raymond (1986), « Individualisme et holisme dans les sciences sociales » in Birnbaum Pierre et Leca Jean (1986), Sur l’individualisme : théories et méthodes, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, pp. 45-59.

DUMONT Louis (1985), Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Seuil.

GRAHAM Keith (2002), Practical Reasoning in a Social World. How we act together, Cambridge, Cambridge University Press.

LUDWIG Pascal et PRADEU Thomas (dir) (2008), L’individu. Perspectives contemporaines, Paris, Vrin.

PETTIT Philip (1996), The Common Mind, An Essay on Psychology, Society and Politics, New York, Oxford, Oxford UP.

–– (2004), Penser en Société, Essais de métaphysique sociale et de méthodologie, Paris, PUF.

SINGER Peter (1997), Questions d’éthique pratique, Paris, Bayard.


Les notes
  1. Les noms et dates entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  2. A ces trois distinctions, on pourrait encore en ajouter bien d’autres, mais il s’agit là des distinctions les plus courantes.
  3. Bien entendu, pour cela, l’individualiste doit estimer (1) qu’il a un devoir d’aider son prochain et (2) que l’impôt est le bon moyen de le faire, mais admettons.
  4. Lui-même parle plutôt, à propos de sa théorie, d’ « anti-individualisme modéré » [2002, p. 2], ce qui semble suggérer qu’il considère que l’individualisme est la première version que j’en donne.
  5. Par « égalité morale » il faut entendre « égale considération des intérêts de chacun ». « L’essence du principe de l’égale considération des intérêts est que, dans nos délibérations morales, nous devons accorder un poids égal aux intérêts de tous ceux qui sont concernés par nos actions » [Singer, 1997, p. 32]. « Egalité », ici, ne signifie pas que tous les individus sont identiques, ni qu’il faille les traiter de façon égale. Parfois, traiter différemment certains individus est le meilleur moyen d’être en accord avec le principe d’égalité morale.
  6. A ne pas confondre avec le holisme sociologique ou le holisme méthodologique.

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